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DÉCEMBRE 1648

La nuit était inquiétante.

De lourds nuages masquaient la lune par intermittence et le vent faisait craquer les branches des arbres de l’immense forêt, ajoutant une note sinistre à la noirceur environnante.

Un braconnier à l’oreille fine leva la tête, tous les sens en alerte, comme un renard flairant la direction du vent.

Un bruit lointain, singulier et inhabituel en cette heure tardive, l’intrigua. À pas prudents, il s’approcha de la route royale en prenant soin de se dissimuler derrière le tronc massif d’un vieux chêne.

À mesure qu’il devenait plus distinct, et cela avec une étonnante rapidité, le fracas gagnait en étrangeté. Chocs sourds, rythmés, presque métalliques. L’homme se rencogna davantage tandis que la peur le gagnait tout à fait.

Deux cavaliers d’apocalypse passèrent en trombe, tenant serrées les brides écarlates de leurs montures et précédant un carrosse massif tiré par six chevaux épuisés, l’encolure basse, les yeux fous et les naseaux écumants. Le cocher, debout, fouettait les malheureuses bêtes qui n’avaient que la ressource d’aller plus vite encore.

Puis, avant même que ne retombe la poussière, le singulier équipage disparut, ainsi qu’on l’imagine d’un convoi fantôme, mais le bruit ne cessa point car, comme une escorte des plus discrètes, vingt mousquetaires suivaient de loin, passant au grand galop.

L’homme, incrédule, s’ébroua. Qu’avait-il vu ? Sommé de répondre, il eût éprouvé quelque embarras à s’exécuter : d’intrépides cavaliers, le carrosse d’un puissant seigneur, de magnifiques chevaux qu’on n’hésitait pas à crever pour gagner quelques minutes, un fort parti de mousquetaires…

L’homme réfléchit, certain qu’il oubliait quelque chose d’à peine entr’aperçu.

Il s’en irritait. Ses dangereuses activités requéraient, en effet, une excellente mémoire doublée d’un sens aigu de l’observation car, s’il venait à faillir, les soldats du roi auraient tôt fait de lui passer autour du cou une rugueuse corde de chanvre. Combien en avait-il vu de ces malheureux braconniers dont les corps pourrissaient, pour l’exemple ?

Il ferma les yeux et s’efforça de revoir la scène.

Il se souvint brusquement : les armoiries ! On avait habilement couvert les armoiries des portes du carrosse d’une boue sombre qui n’en laissait rien deviner, à peine le contour.

Mais dans quelle intention ?

Préoccupé, l’homme traversa avec prudence la voie royale et décida de rentrer chez lui en coupant au plus court.

Il n’empêche, rien n’y faisait, et la question l’obsédait. Pourquoi un si grand seigneur, duc, maréchal, cardinal, prince du sang peut-être, prenait-il la peine de faire dissimuler ses armoiries alors même qu’il était en mesure de se sentir partout chez lui en le royaume de France ?

Les troubles à Paris ?… L’interminable et menaçante guerre contre les Espagnols ?… Ou bien ces exécutions rituelles dont on savait peu de chose, si ce n’est l’état terrifiant des cadavres ?

L’homme se signa avec ferveur et s’enfonça dans les profondeurs de la forêt.

Arrivés à bride abattue, les deux cavaliers qui ouvraient la marche sautèrent de cheval et, tandis que l’un d’eux tenait fermement les rênes des chevaux, son compagnon, en toute hâte, frappait de son poing ganté contre la porte de chêne d’une chaumière.

Déjà, le carrosse arrivait, sans les mousquetaires restés plusieurs centaines de mètres en arrière.

La scène sembla quelques instants comme figée : l’homme qui tenait les chevaux avec une raideur de statue ; l’autre, le poing levé, prêt à frapper à nouveau ; le cocher qui avait bondi, debout devant la porte du carrosse et attendant pour l’ouvrir un signal qui n’arrivait pas.

On entendit des voix venant de l’intérieur de la chaumière, puis des bruits de pas. Enfin, la porte s’ouvrit sur une femme sans âge, borgne, toute en cheveux et assez mal faite. Derrière elle, un homme de haute taille aux mains de boucher et au visage mangé de vérole la suivait comme son ombre.

Le couple abject ignorait l’identité du seigneur qui patientait en son carrosse. L’auraient-ils sue que, malgré un passé de crimes et de violences, sans doute auraient-ils blêmi avant de s’enfuir à toutes jambes à travers les sous-bois en abandonnant l’or qu’on leur donnait à profusion pour la besogne qu’ils accomplissaient ici car il s’agissait là d’un des plus hauts noms du royaume des lys.

On distingua un murmure du côté du carrosse dont le cocher ouvrit la porte en s’inclinant très bas devant étrange créature comme la nature n’en produit point, même en ses dérèglements extrêmes.

Sans doute cet être qu’entouraient un si profond respect et un si grand mystère était-il un homme à en juger par l’habit de coupe masculine, façonné dans un satin bleu pâle, rehaussé de broderies d’or et d’émeraudes. Mais toute certitude était impossible puisque le visage était dissimulé derrière un masque d’argent massif fermant sur la nuque en ceignant d’un bandeau d’or la perruque poudrée.

Le masque semblait effarant par sa platitude même et pareillement tout manque d’expression. Des traits lisses, sans rides, presque stylisés et qu’on eût plutôt imaginés du côté de l’art païen quand on sait comme les cruels artisans barbares impriment quelquefois à leur talent la marque d’une déconcertante neutralité.

L’homme au masque d’argent avançait pesamment.

Assurément, sa démarche n’était point celle d’un jeune homme mais, chez cette créature toute d’artifices, on ignorait s’il ne s’agissait pas, là encore, de quelque piège.

Comme elle franchissait la porte de la chaumière, les deux cavaliers se placèrent de part et d’autre de cette issue pour en interdire l’entrée et tirèrent l’épée en un semblable mouvement.

Un rayon de lune qui chromait la scène accrocha un instant le reflet du métal des flamberges et, prise de peur, une chouette qui observait la scène poussa un cri sinistre.

Le seigneur, en proie à une étonnante irritation, se tourna vivement vers le rapace nocturne et son regard, très sûr, l’identifia immédiatement malgré le lacis de branches qui le masquait presque entièrement.

« Cet homme est le diable ! » songea la femme borgne qui se força à sourire en disant :

— Monseigneur sera satisfait, aujourd’hui. Plus encore que la fois dernière !

Puis, s’inclinant, elle laissa le passage à la créature au masque d’argent qui franchit le seuil, suivie du cocher porteur d’un sac de cuir rouge.

L’homme au visage mangé de vérole ferma la porte.

À l’extérieur, les deux hommes qui tenaient l’épée à la main se placèrent aussitôt épaule contre épaule de manière à défendre la place au mieux.

En la chaumière, la pièce était pauvre, comme le sont souvent les endroits de passage reconnaissables à la froideur de l’ameublement.

Un rideau de velours rouge dissimulait un angle et, tandis que l’étrange et ride personnage, impatient, pianotait du bout des ongles – qu’il avait fort longs – sur une table bancale, la borgne tira la tenture d’un geste brutal.

Une forme humaine apparut, enveloppée et encapuchonnée dans une longue cape pourpre et, sous une poussée de l’horrible borgne, elle tituba jusqu’au centre de la pièce.

Le silence pesa quelques instants. Puis la créature au masque d’argent désigna la silhouette au cocher qui, le geste large, ôta la cape pourpre.

On ne saurait entendre un cri muet, étouffé, mais on peut en percevoir l’émotion. En aurait-on douté, il n’eût été que de regarder le puissant seigneur qui, d’une main nerveuse, massait son menton de métal précieux.

Le corps de la jeune fille aux grands yeux de biche effarée et aux cheveux d’un blond vénitien évoquait un chef-d’œuvre de Praxitèle et les mains rudement liées derrière le dos devaient agir sur le masque d’argent comme une invite aux plus excessifs débordements.

Il fit le tour de sa proie tremblante en hochant la tête de contentement, indifférent à la terreur de la toute jeune fille qui murmura :

— Grâce, Monseigneur, grâce !

Le masque d’argent, irrité, se tourna vers la borgne et lança d’une voix aiguë :

— Qu’on fasse taire cette gueuse, à la fin !

Aussitôt, l’homme au visage mangé par la vérole gifla la jeune fille et ses pleurs ragaillardirent la brute masquée qui se frotta les doigts en un geste étrange, comme on le voit faire aux mouches avec leurs pattes avant.

D’un index léger, il recueillit une des larmes de la jeune fille et la porta à sa bouche d’argent, hochant la tête en connaisseur.

Pendant ce temps, le cocher avait ouvert le sac de cuir rouge et disposait sur la table toute une théorie de stylets et de fins couteaux de métal précieux d’une grande variété.

Le masque d’argent s’approcha, considéra les instruments avec gravité, en prit quelques-uns en main avant de porter son choix sur un stylet dentelé en forme de scie.

Il adressa un signe de tête au cocher qui, aussitôt, releva sa manche sur un avant-bras couturé d’une dizaine de longues cicatrices.

D’un geste rapide, large mais sûr, le masque d’argent incisa profondément la chair offerte où le sang jaillit d’abondance. Un sang que celui qui tenait encore le stylet regardait, absolument fasciné et presque en léthargie.

Enfin, il se reprit et fit face à la jeune fille qui s’apprêtait à hurler lorsque la main de l’homme vérolé la bâillonna.

Ce détail ne sembla guère déranger le masque d’argent qui observa sa proie avec admiration :

— Quelle vie bouillonne en toi, petite !… Quelle insolence !… Ah, il me faut te saigner, tel est le remède !

D’une série de petits gestes extraordinairement précis, il entailla la poitrine de la jeune fille qui, sous l’effet de la douleur, parvint à se libérer un instant pour pousser un cri atroce.

Dehors, les deux gardes du corps, gagnés par l’effroi, échangèrent un long regard. Officiers déguisés en civils, ils avaient été choisis pour leur indéfectible fidélité.

Cela ne les empêchait pas de penser puisque l’un d’eux murmura à mi-voix :

— Le chien !

L’autre considéra la lune, comme s’il attendait quelque réponse de l’astre mort, puis, regardant son compagnon avec une sympathie accablée :

— Nous n’avons pas entendu.

— Je l’ai entendu ! insista l’autre.

— Nous n’avons pas entendu ce cri et je n’ai pas entendu tes paroles.

Il hésita un instant, puis ajouta :

— Si tu veux vivre, camarade, apprends à ne rien savoir des faiblesses des puissants qui mènent le monde.

On ne perçut plus rien si ce n’est les grognements de plaisir de l’homme au masque d’argent qui jouait du stylet avec cette dextérité que confère l’habitude.

Les foulards rouges
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